Dans le cadre de son programme «Reinventing Cities», la maire de Paris a lancé mi-novembre 2017 un appel à projets concernant la construction de trois passerelles piétonnes «pas simplement dédiées aux déplacements mais ouvertes à différents usages urbains (loisirs, restauration, commerces liés à l’animation du fleuve) selon un modèle économique à inventer, en offrant un potentiel inégalé pour mettre en scène le fleuve et le franchir », « des lieux consacrés à des exploitations commerciales et d’animation touristique ». Dans ce court paragraphe d’intention tout est dit :

  • Il ne s’agit pas de passerelles dédiées aux déplacements mais ouvertes à différents usages urbains. Ce seront donc des franchissements occupés par des constructions à vocation marchande. Etant donné la nouveauté de l’initiative, le PLU actuel ne stipule aucune réglementation quant à la volumétrie et les dimensions, dont la hauteur évidemment.
  • « Le modèle économique est à inventer »: une étude concernant la faisabilité économique et le montage financier de cette proposition existe-t-elle ? Est-elle prévue ? Qui investira ? La Ville de Paris ? Des investisseurs privés ? Quel montage financier est-il prévu ? Avec quelle rentabilité immédiate, à court et à moyen terme?
  • Le montage juridique est également à considérer de manière sérieuse avec les différents partenaires concernés: voies navigables de France, Port autonome de Paris, Préfecture, mairies d’arrondissement, l’UDAP 75, la DREAL et l’inspecteur régional des sites. Faut-il rappeler que le site de la Seine à Paris, produit d’une longue sédimentation historique est couvert par un grand nombre de protections y compris le classement au patrimoine mondial de l’UNESCO ?

Ces quelques préalables étant annoncés, examinons les trois sites retenus :

  • entre le pont de Tolbiac et le pont National dans les 12e et 13e arrondissements
  • entre le pont de Garigliano et le pont Mirabeau dans les 15e et 16e arrondissements
  • entre le pont d’Austerlitz et le pont Sully entre les 4e et 5e arrondissements

De façon générale, les ponts peuvent se définir comme des passages allant d’un point à l’autre pour en faciliter les usages et les accès. Or, dans les trois cas que nous considérons, hormis le cas n°1 qui peut créer une meilleure relation entre le quartier chinois, le quartier Seine Rive gauche et Bercy, la légitimité n’est pas évidente. Par ailleurs, existe depuis quelques années l’élégante et transparente passerelle Simone de Beauvoir entre la BNF et le parc de Bercy.

Le cas n°2 n’affirme aucune utilité de passage: les ponts Mirabeau et Garigliano sont amplement suffisants: peut-on imaginer sérieusement des prolongements de voiries entre le parc Citroën et Sainte-Perrine?

Le cas n°3 n’offre aucune éventualité de rue offrant une continuité entre le Jardin des Plantes et le quartier Sully-Morland.

En outre, dans les trois sites envisagés, les quais sont très occupés par des installations industrielles, par des ports publics, par des aires de chargement et déchargement, des escales de bateaux de croisière et compagnies de transports de passagers et par des jardins… Est-il prévu de modifier voire supprimer ces activités pour la satisfaction des usagers des passerelles ? A contrario, à Venise, le seul pont construit, le pont du Rialto, à l’origine en bois puis édifié en pierre à la fin du 16 siècle, a été le seul trait d’union jusqu’au 19 siècle entre les deux rives du Grand Canal et portait dès l’origine une légitimité incontestable.

Ainsi, ces constructions ex nihilo n’ont rien à voir avec des moyens de facilitation de la circulation piétonne parisienne et nous sommes évidemment dans l’ignorance des ponts qui ont structuré la capitale en concevant des perspectives monumentales liant rive droite et rive gauche comme le pont d’Iéna réunissant l’Ecole militaire, le Champ-de-Mars, la Tour Eiffel et le Trocadéro et le pont Alexandre III reliant l’Hôtel des Invalides aux Champs-Elysées, le Grand Palais et le Petit Palais.

Dans un autre ordre d’idées, la Passerelle des Arts, bien nommée, rejoignant l’Académie des Arts au Louvre affiche, par sa fréquentation toute son utilité.
Le pire, c’est la Seine qu’on assassine ! Dans une des villes les plus denses du monde, la Seine offre un espace de sérénité exceptionnel. Ses lignes, ses courbes successives, le frôlement avec les îles, témoins des racines de l’histoire, les transparences des perspectives d’un pont à l’autre dont, justement, les espacements contribuent à la grande qualité de l’espace contribuant qui est l’une des causes déterminantes de l’attirance et de la passion que ressentent les visiteurs de toute origine du monde entier. Ces passerelles, véritables barrières visuelles, brisent les grandes perspectives et créent une série de bassins indépendants les uns des autres. La force et le génie des lieux sont anéantis.

Par l’arrêt des voiries entre 1859 et 1885 sur la démolition des maisons sur les ponts de Paris, les conseillers des pouvoirs au plus haut niveau, en particulier Haussmann, ont créé l’esprit public et l’intérêt général : un pont « habité »ne regarde plus la Seine, paradoxalement, c’est une rue de boutiquiers, de cafés, de divertissements de toutes natures de l’entre soi.

L’esprit public, l’intérêt général consiste, au contraire, à vivre avec et à transmettre ce patrimoine édifié depuis des siècles. Le patrimoine, c’est le produit en sédimentation de l’histoire d’un paysage, d’une ville ; il est visible et invisible, il est à la fois matériel, concret mais aussi la marque intellectuelle, culturelle, voire spirituelle d’une société. L’admiration, la vénération portées par des poètes, des écrivains, voire des musiciens n’est pas un hasard. C’est le résultat tangible d’une très grande émotion artistique. Comment concevoir une passerelle à proximité du pont Mirabeau «où coule la Seine»? Comment en concevoir une autre entre le pont Sully et le pont d’Austerlitz ? Cette séquence où la Seine entre dans le cœur de Paris et de ses îles mérite ce grand miroir d’eau propice à la méditation et ne supportant aucune perturbation visuelle. Le paysage ainsi constitué fut soumis à de multiples évolutions qui se complètent et s’enrichissent pour affirmer la richesse d’une culture avec ses valeurs, ses langages, ses institutions, ses mentalités. Le regard du promeneur, du visiteur, de l’usager des berges de la Seine et de ses ponts est frappé par l’extrême harmonie, par l’extraordinaire beauté de ce paysage à la fois homogène et divers dans sa globalité et ses particularités.

Une même communauté à travers les âges a édifié, construit, conservé, protégé, transmis cette identité géographique et historique exemplaire, ce paysage qui réunit tous les pari- siens sous une même identité. Ce sont toutes ces raisons qui ont motivé le classement de ce patrimoine par l’UNESCO. À la fois consciente de la qualité de l’héritage et de l’urgence de transmettre en l’état ce paysage, l’UNESCO a affirmé la grande responsabilité de protéger.

L’analyse détaillée (dans l’état actuel) du projet « au potentiel inégalé» (?!) ne résiste pas à son absence de contenu, à son absence de sens.
Un mandat électoral ne se résume pas à faire des coups – voire des mauvais coups – pour marquer son éphémère passage. La ville, le patrimoine, le paysage de Paris n’appartiennent pas à l’élu qui, au contraire, a la responsabilité de la transmission de l’héritage et de la vision prospective et équilibré de l’avenir.

Jean-Pierre Courtiau

La pétition et l’article de Libération La Seine n’est pas à vendre ! ont pris corps dans l’association du même nom (site web).