De l’immense émotion populaire provoquée par l’incendie de Notre-Dame de Paris, une demande s’est aussitôt dégagée : que la cathédrale renaisse de ses cendres, que s’efface un souvenir funeste afin que le monument retrouve, avec toute sa grandeur, la richesse de son contenu. « Nous rebâtirons la cathédrale plus belle encore » a dit malencontreusement le président de la République, peu au fait de subtilités linguistiques auxquelles se rattachent des métiers bien différents. Les professionnels du patrimoine n’ont pas tardé à le souligner, en appelant à plus de modestie : restaurer un édifice n’est pas seulement le reconstruire, c’est le rétablir dans son intégrité, lui rendre unité et cohérence sans prétendre y laisser sa marque.
Patrimoine et( affichage du) pouvoir
Symbole de l’unité de la Nation, la cathédrale de Philippe Auguste et de Saint Louis est d’une telle importance dans l’histoire de la France qu’on imagine mal de rivaliser avec son message. Le XIXe siècle l’avait compris quand il a tempéré l’héritage mobilier du vœu de Louis XIII (l’autel et son décor affichant la légitimité des Bourbon) pour rendre à l’édifice un caractère médiéval. Que l’Empire lui-même n’ait pas osé s’introduire en ce lieu rend plus incertain l’affichage que certains voudraient y imposer des institutions actuelles. Certes nos présidents successifs se sont fait du pouvoir régalien une vision monarchique : ils entendent célébrer chacun leur règne par une réalisation prestigieuse. Des architectes soucieux de leur propre gloire les y encouragent, voyant là l’occasion unique de se faire valoir. Néanmoins, à quel titre le huitième président de la Ve République serait-il fondé à y célébrer son quinquennat ? D’autant que l’inscription de l’édifice au titre du patrimoine mondial dépasse les limites du classement monument historique, en imposant de prendre en compte l’opinion internationale. Restaurer Notre-Dame, en revanche, répond à une demande sociale forte peu encline à admettre des transformations qui en altéreraient la signification. Bien loin d’une simple querelle entre Anciens et Modernes, comme on voudrait nous le faire croire, s’affrontent ici deux visions opposées de la culture : l’une au service du pouvoir, l’autre du patrimoine – notre bien commun.
Restaurer la charpente à l’identique
Dès lors s’impose une restitution aussi fidèle que possible de la charpente et de la flèche, les deux trésors que nous avons perdus. L’aspect extérieur des couvertures n’est qu’une part de leur signification. La beauté de la “forêt” était quelque chose de saisissant pour qui avait le privilège d’y pénétrer. Une copie sera certes moins véridique, mais elle permettra d’évoquer, par sa reproduction, un ensemble unique dans l’histoire des techniques. Toujours aussi vivant, le savoir-faire des charpentiers n’a pas moins d’importance que les autres aspects de l’art de la construction médiévale. Pourquoi faudrait-il s’en priver ? Après tout, le défi consistant à rétablir à peu près trois cents pièces de charpente à “chevrons portant ferme” (c’est-à-dire, tous les 30 cm environ, une grande pièce triangulaire de 12 m de large et 9 de haut) est relativement facile à relever avec les moyens de manutention dont on dispose de nos jours. Qui, par ailleurs, pourrait faire mieux que de rétablir le célèbre “tabouret” du socle de la flèche, compensant l’irrégularité géométrique des piliers de la croisée pour asseoir solidement l’énorme masse de cette charpente dont on dit qu’elle pesait autour de 750 tonnes ? Elle si parfaitement connue par une multitude de relevés, deux maquettes détaillées et une campagne photographique exhaustive qu’il est aisé d’en faire la reproduction. La Charte de Venise l’autorise, on l’ignore trop souvent, quand elle admet la restitution d’éléments altérés ou détruits à partir de témoignages avérés. Sinon, on n’aurait jamais reconstruit ni Reims, ni Soissons, ni Saint-Quentin et pas même Rouen, ruinés par les guerres.
La flèche de Viollet-Le-Duc
Rares sont ceux qui, jusqu’à présent, connaissaient l’auteur de cette flèche si heureusement associée aux toitures et aux tours de la cathédrale. Il a fallu près de quinze ans à Eugène Viollet-le-Duc pour en élaborer le projet, à partir d’exemples médiévaux qu’il connaissait sur le bout des doigts (particulièrement, la flèche d’Amiens qu’il avait restaurée). Peu de créateurs, même à sa génération d’architectes-archéologues, auraient été capables de dessiner de façon aussi précise, convaincante, en reprenant les éléments connus ou partiellement conservés de l’ancienne flèche depuis longtemps disparue et en leur redonnant vie au travers d’un répertoire ornemental particulièrement raffiné. L’érudition de celui qui fut l’un des plus grands spécialistes de l’architecture médiévale, son dictionnaire en atteste, a permis la restitution d’un des éléments majeurs de la silhouette urbaine de la cathédrale. Il n’en fut d’ailleurs pas seul responsable. Il s’entoura de deux maîtres-charpentiers, aptes à guider son analyse des éléments subsistants comme à en concevoir la restitution. Le premier fut l’entrepreneur du chantier : Auguste Bellu, réputé pour ses compétences dans la conception des échafaudages. Le second était son « gâcheur » (chef de chantier) : Henri Georges dit Angevin, l’enfant du Génie, compagnon du Devoir de Liberté. On leur doit rien moins que les flèches d’Orléans, de la Sainte-Chapelle, de Notre-Dame de Paris et du Mont-Saint-Michel ! Enfin, on ne peut ignorer le rôle joué par le sculpteur Victor Geoffroy-Dechaume qui réalisa l’étonnant bestiaire de la cathédrale, en pierre ou en plomb, à partir des esquisses fournies par l’architecte.
Notre-Dame : La restitution s’impose
Le fait que la statuaire de Geoffroy-Dechaume ait survécu, par les hasards du planning du chantier de restauration, va plus encore dans le sens d’une restitution respectueuse des parties ravagées par le feu. Plutôt que d’imaginer une intervention qui se voudra en rupture avec le contexte (et donc en contradiction avec le principe même de la restauration d’un édifice), le rétablissement de l’œuvre combinée des XIIe et XIXe siècles est la solution appropriée. Elle ne choque pas plus que, dans un autre site, la reconstruction intégrale de la Frauenkirche à Dresde ou du théâtre de la Fenice à Venise il y a quinze ans. En pareilles circonstances, la restitution s’impose sans discussion, tant la force de l’œuvre en rend inadmissible la disparition ou la transformation.
François Loyer, historien de l’art et de l’architecture