Tribune parue dans Le Monde du 3 septembre 2019. Parmi les cosignataires, François Loyer, historien de l’art et de l’architecture et membre du Conseil d’Administration de SOS Paris.

Un collectif d’architectes, d’urbanistes et d’historiens de l’art, qui rassemble notamment Roland Castro, Jean Nouvel et Dominique Perrault, estime que le projet ajoutant à la gare parisienne des bureaux et un centre commercial doit être abandonné.

La SNCF, associée à Auchan (par le biais de sa filiale Ceetrus), publie de­puis quelques mois des dessins et des discours lénifiants sur son pro­jet de transformation de la gare du Nord, qui créerait plus de 50 000 m2 de surfaces construites nouvelles, dont un immense centre commercial de près de 20 000 m2 et desbureaux, le tout rebaptisé pour la cir­constance « lieu de vie ». Ce projet est inac­ceptable, et nous demandons qu’il soit re­pensé de fond en comble.

Il s’agit d’abord d’une grave offense aux usagers du transport. La gare du Nord est le principal pôle d’échanges de France et d’Europe : 700 000 voyageurs par jour, dont 500 000 pour le seul trafic de banlieue. Le premier objectif d’une réorganisation de la gare doit être de leur offrir un lieu et un moment d’échanges aussi confortables que possible, dans des parcours quotidiens souvent harassants. Obliger des centaines de milliers de personnes à traverser des espaces commerciaux devient insupportable lorsque ce cadeau au commerce se paie de parcours allongés et inutilement compliqués. Or le projet prévoit d’interdire l’accès direct aux quais tel qu’il se pratique aujourd’hui. Qu’il aille à Soissons (Aisne) ou à Bruxelles, le voyageur devra d’abord monter à 6 mètres de hauteur dans le centre commercial, tout à l’est de la gare, puis accéder aux quais par des passerelles, des escaliers et des ascenseurs. Cela veut dire : plus de distance à parcourir, des temps d’accès nettement augmentés. Indécent.

Ce projet est aussi une grave erreur ur­baine. Implanter une telle masse de com­merces et d’activités à la gare du Nord, dans un ensemble fermé sur lui-même, dans une zone déjà saturée de trafic, à une station de RER de Saint-Denis, cœur de l’agglomération des neuf villes de Plaine Commune, est une atteinte à la volonté de rééquilibrer les activités dans Paris, et plus encore dans l’espace du Grand Paris. Faut-il rappeler que les centres commerciaux récents sont à la peine partout : Le Millénaire, à Aubervilliers (SeineSaintDenis), végète, comme Aéroville, à Roissy (Vald’Oise). On comprend l’attrait que représente pour Auchan l’énorme flux de la gare du Nord, mais cette captation se fera au détriment des territoires desservis par la gare. Absurde.

Les volumes existants dénaturés

Ce projet est inacceptable sur le plan patrimonial. La gare du Nord est l’une des six gares mythiques de Paris, sans doute la plus illustre et la plus belle. Chefd’oeuvre de l’architecte Jacques Ignace Hittorff, qui la conçut en 1864, elle figure à l’inventaire des Monuments historiques. Outre qu’il prévoit de raser purement et simplement la lumineuse gare d’échanges créée en 2001 par l’architecteingénieur JeanMarie Duthilleul (moins de vingt ans après sa construction : apprécions le coût économique et écologique !), le projet dénature complètement le volume magique des halles d’Hittorff. La mise en place de passerelles et la construction de dalles générales au-dessus même de l’actuelle plateforme transversale se surimposent brutalement aux espaces existants, sans respect pour leurs qualités architecturales. La majestueuse façade nord composée par Hittorff pour faire face au boulevard de la Chapelle est elle-même barrée par une immense passerelle couverte. Inacceptable.

Enfin, ce projet met en péril la gare des Jeux olympiques de Paris en 2024. La gare du Nord est la plaque tournante des transports d’accès aux grands sites du nord de Paris et au village olympique. Il est ridicule d’affirmer que les travaux envisagés pourraient être terminés à cette échéance, alors même qu’un permis de construire vient seulement d’être déposé et que les travaux devraient être conduits sans arrêter les flux considérables de voyageurs quotidiens passant par la gare, flux qui vont augmenter encore en 2022 avec la mise en service de la branche ouest du RER E. Si ce projet n’était pas stoppé, la France risquerait de se trouver privée d’un instrument essentiel de la desserte des sites.

La gare du Nord n’a pas besoin de ce projet pharaonique. Des transformations aussi efficaces, beaucoup plus légères en coût et en temps, peuvent lui être apportées pour qu’elle remplisse son rôle premier, celui d’une gare, en commençant par dégager la grande plateforme transversale et le hall du Transilien des kiosques commerciaux qui, depuis quelques années, ont pris la place des voyageurs et compriment l’espace laissé à ceux-ci. Il faut arrêter ce projet et s’attacher à composer en ce lieu, dans le respect de son histoire, un espace civilisé de mouvement et de rencontre.

Marc Barani, architecte, Grand Prix national de l’architecture 2013 ; Barry Bergdoll, historien de l’art et de l’architecture, Columbia University et Musée d’art moderne de New York ; Patrick Bouchain, architecte, Grand Prix de l’urbanisme 2019 ; Karen Bowie, historienne de l’architecture ; Roland Castro, architecte ; Jean-Louis Cohen, historien de l’architecture et de l’urbanisme, professeur invité au Collège de France ; Bruno Fortier, architecte et urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme 2002 ; Michael Kiene, historien de l’architecture, université de Cologne ; François Loyer, historien de l’art et de l’architecture et membre du Conseil d’Administration de l’association SOS Paris ; Jacques Lucan, architecte, historien, professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne ; Ariella Masboungi, architecte et urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme 2016 ; Jean Nouvel, architecte, Praemium Imperiale 2001, Pritzker 2008 ; Dominique Perrault, architecte, Praemium Imperiale 2015 ; Philippe Prost, architecte ; Andrew Saint, historien de l’architecture, professeur émérite à l’université de Cambridge et à l’University College de Londres ; Nathan Starkman, ingénieur et urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme 1999 ; Jean-Louis Subileau, urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme 2001 ; Laurent Théry, économiste, urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme 2010 ; Pierre Veltz, ingénieur, sociologue, Grand Prix de l’urbanisme 2017