Main basse sur l’îlot Navarre (5e), ou une illustration d’un urbanisme sauvage et périmé. La lettre ouverte de Mme Agnès Verlet à Mme Capucine d’Albert de Luynes Dunois, directrice de société, et à M. Laurent Goudchaux, architecte, très éloquente et sensible remplace tous les argumentaires. Nous nous en permettons la publication.

« Madame, vous avez acquis récemment un immeuble parisien du 5e arrondissement, qui se trouve au cœur d’une polémique dont certains échos vous sont parvenus. Le 7 rue de Navarre, en effet, qui fait partie d’un ensemble haussmannien bordant les Arènes de Lutèce, appartenait, jusqu’en 2011, à une unique propriétaire qui en fit donation à des fondations caritatives, lesquelles le revendirent aux enchères en 2014 à une société civile, la SARL Foncière Navarre qui l’acquit. Trois ans plus tard, la société dont vous êtes présidente, la SC 7 Navarre, racheta cet immeuble à la Foncière Navarre qui avait obtenu en février 2016 le permis d’y construire une grande maison individuelle de quatre niveaux (R+3).

La cour arborée de l’îlot Navarre, état initial.

Or cette cour, dans laquelle l’architecte Laurent Goudchaux a conçu son projet, n’est pas n’importe quel terrain à bâtir dans la mesure où les immeubles du 3 au 9 rue de Navarre ont été construits en 1890 par un même architecte. La cour du 7, sur laquelle donnent neuf immeubles voisins, est la plus vaste et la plus arborée de cet ensemble, puisqu’elle est dotée de trois magnifiques arbres centenaires qui en font une oasis de verdure. Le projet immobilier, qui suppose la disparition de la quasi-totalité de l’espace vert existant, nécessiterait l’abattage de ces arbres qui ont poussé en pleine terre et atteignent le faîte des immeubles. Pour tous les riverains de l’îlot Navarre, un tel projet paraît impensable, et ce n’est pas un toit dit « végétalisé » ni la plantation d’arbrisseaux qui compenseraient la perte du jardin actuel et la destruction des arbres.

Conscients des bienfaits de ce havre de paix qu’ils aiment et qu’ils veulent protéger, les habitants des immeubles voisins ont fait des recours en tribunal administratif, puis en Conseil d’Etat qui, hélas, ont été déboutés, ce qui, Madame, vous autorise à construire. Mais vous n’êtes pas sans savoir l’hostilité que votre projet suscite dans le voisinage et bien au-delà : les riverains se sont constitués en association « Sauvons les arbres de l’îlot Navarre », et leur opposition à une telle réalisation prend de plus en plus d’ampleur. Une pétition en ligne, soutenue par Hubert Reeves, a obtenu près de 6500 signatures. De nombreuses associations de défense de l’environnement nous apportent leur soutien (F.N.E., A.R.B.R.E.S., S.P.P.E.F.-Sites et monuments, etc.), et le 6 novembre, le label « arbres remarquables » a été décerné par Georges Feterman, président de l’association A.R.B.R.E.S., aux trois arbres de la cour : un érable, un sophora et un orme, espèce en voie de disparition. La cérémonie, malgré la pluie d’automne, a rassemblé de très nombreux sympathisants et s’est déroulée en présence de représentants des partis politiques de toutes tendances, qui se sont exprimés unanimement dans le même sens : ils ont tous pris l’engagement de déclarer publiquement leur opposition à la destruction de ces arbres et affirmé vouloir œuvrer à l’invalidation du permis de construire et obtenir la protection de la cour arborée du 7 rue de Navarre comme espace vert pérenne.

Madame, reconnaissez que ce permis de construire qui fut accordé en 2016, ne le serait probablement plus aujourd’hui. Prenez l’îlot Navarre en considération, conservez-le tel qu’il est, en gérant au mieux l’entretien et la conservation de votre immeuble, mais laissez ces arbres vivre là où ils ont poussé et se sont développés. Ils font désormais partie de votre patrimoine et en augmentent la valeur. Comme le disait Francis Hallé dans une interview, couper des arbres en ville est une triple erreur : « Patrimoniale, car rien ne remplace un vieil arbre sur le plan paysager. Financière, car les jeunes arbres coûtent cher à l’achat, à la plantation et à l’entretien. Et écologique, car la captation des polluants n’est plus la même. » Vous êtes jeune et appartenez à une génération qui souhaite préserver la nature parce qu’elle connaît les dangers que lui fait courir le réchauffement climatique. Ne prenez pas le risque, en permettant l’abattage d’arbres centenaires, que les générations futures vous accusent d’« écocide » et vous reprochent d’avoir sacrifié à des intérêts financiers à courte vue une oasis de verdure dont les habitants des villes, vos enfants et vos petits-enfants, et les nôtres, auront une nécessité vitale dans les prochaines années : des « zones à défendre », des « abris anti-canicules », ainsi que l’affirmait Hubert Reeves dans un article récent paru dans « le Point ».

Monsieur l’architecte, certes, votre métier est de bâtir. La maison que vous avez conçue est très belle en soi. Admettez cependant que par sa hauteur, sa surface et son emplacement, une telle construction serait complètement disproportionnée par rapport à l’espace qu’elle prétend occuper. Outre la nuisance visuelle et sonore qu’elle imposerait aux habitants des immeubles voisins, outre l’événement insoutenable pour les riverains que constituerait l’abattage des arbres, reconnaissez que la réalisation, dans un espace aussi resserré et dépourvu d’accès, vous poserait des problèmes. Imaginez aussi dans quelle situation se trouveraient les éventuels habitants de cette maison, enclavés dans un espace borné de tous côtés puisqu’entouré d’immeubles hauts de sept étages, dans un fond de cour qui deviendrait une caisse de résonance et un îlot de chaleur. M. Goudchaux, votre nom et votre réputation peuvent s’honorer de belles œuvres architecturales. N’entachez pas votre renommée par une commande privée qui va à l’encontre de ce que requiert « l’air du temps ». Ne vaudrait-il pas mieux renoncer purement et simplement à ce projet ?

Madame, nous en appelons à votre civisme. Renoncez, vous aussi, à un projet qui n’est pas le vôtre mais celui du précédent propriétaire, qui fut demandé en 2015 et accepté en 2016, mais que tout le monde condamne en 2019. Vos arbres sont les nôtres. Noblesse oblige. »

La pétition « Sauvons les arbres de l’îlot Navarre » :
https://www.change.org/p/sauvons-les-arbres-de-l-%C3%AElot-navarre