Suite à la conférence qu’il a faite à SOS Paris au printemps dernier, Dominique Masson nous propose une synthèse de la loi ELAN dont les dispositions ont un impact certain sur la prise en compte du patrimoine.

En premier lieu, l’objet central de cette loi est, dans le sillage des lois de 2014 pour : « l’accès au logement et un urbanisme rénové » (ALUR) et de 2015 pour « la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques » (dite loi Macron) qui l’ont précédée, afin de faciliter prioritairement la construction de logements. L’intention est vertueuse et nécessaire au regard des besoins à satisfaire et du retard important pris en ce domaine.

Il s’agit, de facto, d’une tentative supplémentaire de « déverrouillage », notamment du droit de l’urbanisme, afin de permettre un exercice moins « corseté » de la politique du logement, dont les deux premiers articles sont effectivement :
« – accélérer l’acte de bâtir en simplifiant les normes de construction et les procédures administratives ;
– soutenir et encourager la production de logements ; … ».

Empêtrés dans un droit de l’urbanisme par trop complexe, l’ensemble des acteurs publics qui ont la charge de son application ne cessent de tenter de le simplifier. On sait que si ce qui est « compliqué » peut se simplifier, ce qui est « complexe » non … Dans ce contexte, simplifier se résume en conséquence à un allègement des contraintes antérieurement édictées, parfois excessives, y compris celles relevant d’une démarche d’intérêt général en particulier celle de la protection et de la mise en valeur du patrimoine.
Pourtant, la loi comporte un titre IV intitulé : « Améliorer le cadre de vie », ce qui tendrait à indiquer qu’une telle préoccupation n’est pas absente de ses objectifs. On peut cependant remarquer que ce titre porte principalement sur des « opérations de revitalisation de territoire » (ORT), destinées à lutter prioritairement contre la dévitalisation des centres-villes, dont l’objet principal est d’« adapter et moderniser le parc de logements et de locaux commerciaux et artisanaux », et l’un des objets secondaires étant de « valoriser le patrimoine bâti et réhabiliter les friches urbaines ». On voit ici parfaitement l’expression d’une politique du « en même temps » visant des objectifs très divers et potentiellement contradictoires.

L’ABF dans le viseur

Aussi, n’est-il pas foncièrement étonnant de voir figurer parmi les dispositions de la loi un article 15 dont l’objet est de « déclasser », dans certains cas, l’avis conforme émis par l’architecte des bâtiments de France en espace protégé !
Il faut le rappeler, il ne s’agit pas de la première tentative de réduction du rôle des architectes des bâtiments de France ; souvenons-nous par exemple, antérieurement à la création du dispositif des « aires de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine » (AVAP), le déclassement opéré par la loi Grenelle 1 d’avis conforme en avis simple de l’avis de l’ABF en zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP).
Il s’agit ici de la même sorte de mesure opérée par cet article. Une telle démarche repose sur l’hypothèse implicite d’un impact négatif de l’architecte des bâtiments de France au regard des contraintes de procédure (synonymes de délais supplémentaires imposés par sa consultation) et de la portée de son avis conforme (aujourd’hui « accord »).

D’aucuns jugeront la relativité d’une telle appréciation, alors que les avis des ABF sont exprimés, dans leur plus grande majorité, en-deçà des délais impartis et que la proportion d’avis négatifs rendus est tout à fait marginale par rapport au nombre de demandes d’autorisations de travaux instruites. De quoi s’agit-il ? D’avoir la possibilité de ne pas tenir compte de l’avis de l’ABF dans certains cas où son intervention pourrait compromettre l’accomplissement de certains objectifs.

Reprenons l’exposé des motifs de l’article 15 : « l’article 56 accélère et facilite, en rendant consultatif l’avis de l’architecte des bâtiments de France (ABF) dans le cadre de la délivrance des autorisations d’urbanisme notamment pour :
– les opérations de traitement de l’habitat indigne dans les secteurs protégés au titre du patrimoine ;
– les projets d’installation d’antennes relais de radiotéléphonie mobile, compte tenu des objectifs ambitieux de couverture numérique du territoire. ».

Le but est de faciliter l’obtention de certaines autorisations que l’avis conforme de l’ABF pourrait entraver. Les mesures adoptées limitent et encadrent donc le « pouvoir » de l’ABF, mais elles ne sont pas sans poser de questions quant à leurs modalités d’application. En tout état de cause, quel serait le processus de production de l’avis et quelle part y prendrait l’autorité compétente ? Lui reviendrait-elle de proposer un « pré-avis » à l’ABF ? Or, si tel était le cas, l’autorité en charge n’est pas nécessairement compétente en matière de patrimoine ou d’architecture. Cela porterait en particulier une atteinte à la totalité du dispositif des avis conformes en site patrimonial remarquable (SPR). À Paris, cela concernerait spécialement les secteurs sauvegardés existants (devenus automatiquement SPR) du Marais et du 7e arrondissement.
En cas de désaccord entre cette autorité et l’ABF, aucun mécanisme d’arbitrage n’est prévu (le cas n’entre pas dans les capacités de recours puisque l’avis deviendrait simple) et il y a lieu de craindre que la décision reviendrait donc in fine unilatéralement à l’autorité compétente pour la délivrance de l’autorisation.
Aussi, la délivrance de l’autorisation sera liée à la nécessité de justifier l’opposition à l’avis de l’ABF au risque, sinon, d’une annulation de la décision pour erreur manifeste d’appréciation. Les domaines concernés par la nouvelle mesure sont définis par l’article additionnel L.632-2-1 du code du patrimoine qui précise que « l’autorisation prévue à l’article L. 632-1 est soumise à « l’avis de l’architecte des bâtiments de France » lorsqu’elle porte sur :
« 1° des antennes relais de radiotéléphonie mobile ou de diffusion du très haut débit par voie hertzienne et leurs systèmes d’accroche ainsi que leurs locaux et installations techniques ;
« 2° des opérations mentionnées au second alinéa de l’article L. 522-1 du code de la construction et de l’habitation ;
« 3° des mesures prescrites pour les immeubles à usage d’habitation déclarés insalubres à titre irrémédiable en application de l’article L. 1331-28 du code de la santé publique ;
« 4° des mesures prescrites pour des immeubles à usage d’habitation menaçant ruine ayant fait l’objet d’un arrêté de péril pris en application de l’article L. 511-2 du code de la construction et de l’habitation et assorti d’une ordonnance de démolition ou d’interdiction définitive d’habiter. »

Cette disposition ne mentionne donc plus, par dérogation à l’article L.632-2, la nécessité d’un « accord » de l’ABF et permet donc à l’autorité compétente pour la délivrance des autorisations de travaux de passer outre à l’avis défavorable de l’ABF ou aux prescriptions qu’il émet.
Le 1° répond à la nécessité de « mettre les transitions énergétiques et numériques au service de l’habitant et de nouvelles solidarités entre les territoires et les générations » et plus précisément de prévoir, par voie de conséquence, « des procédures simplifiées pour accélérer le déploiement du très haut débit (THD) afin de répondre à la demande de proximité et d’accès aux réseaux ». Cette disposition peut engendrer des atteintes au patrimoine, à la fois d’ordre esthétique et physique, car elle s’applique non seulement aux antennes elles-mêmes, mais aussi à l’ensemble de leurs accessoires. Aussi, dorénavant, à défaut d’accord obligatoire de l’ABF, une grande vigilance devra s’imposer, et les associations de défense du patrimoine et de l’environnement ont leur rôle, afin d’éviter les atteintes -tant directes qu’indirectes- et en particulier, celles qui sont irréversibles.

Les 2e, 3e et 4e paragraphes demandent des clarifications quant à leur application selon une première analyse juridique faite en début d’année par Madame Nancy Bouché, inspectrice générale honoraire de l’Équipement. Les articles respectivement visés du code de la construction et de l’habitation et du code de la santé publique concernent l’habitat insalubre et l’article L. 511-2 du code de la construction et de l’habitation particulièrement les immeubles d’habitation menaçant ruine et ayant fait l’objet d’un arrêté de péril.

L’imprécision rend difficile l’application de la loi

Ces dispositions apparaissent imprécises. Le champ des opérations mentionnées au code de la construction et de l’habitation n’est, en effet, défini nulle part et les autorisations des ABF auxquelles la disposition se réfère implicitement n’existent pas. On peut notamment relever, en ce qui concerne les immeubles menaçant ruine, que la portée juridique de la disposition est limitée aux seuls arrêtés de péril ou d’insalubrité qualifiés d’irrémédiables. Or, l’on fera remarquer que le code de la construction et de l’habitation disposait déjà, en son article R.511-2, que, en cas de péril imminent, « avant d’ordonner la réparation ou la démolition d’un immeuble menaçant ruine … le maire … en informe l’architecte des bâtiments de France en même temps qu’il adresse l’avertissement au propriétaire ». Il n’est donc plus prévu dans ce cas que l’ABF émette un avis.
De plus, si une démolition a été prescrite, celle-ci se trouve exemptée de permis de démolir et l’ABF n’en a donc pas connaissance. D’une manière générale, au-delà de ces observations, on voit mal sur le plan juridique comment des effets de droit en matière d’autorisation pourraient être attachés à de telles imprécisions.
Aussi, le ministère compétent a-t-il publié un décret d’application n°2019-617 du 21 juin 2019 notamment relatif aux abords des monuments historiques et aux sites patrimoniaux remarquables. Ce décret, s’il n’apporte aucun éclaircissement quant à l’application des 2e , 3e et 4e paragraphes de l’article L.632-2-1 nouveau du code du patrimoine (notamment quant à la nature des opérations visées à l’article L.511-2 du code de la construction et de l’habitation) précise a minima les conditions d’avis de l’ABF en cas d’avis simple :
– il revient au maire, s’il le souhaite, de proposer un projet de décision à l’ABF dans la semaine qui suit le dépôt du dossier de demande d’autorisation de travaux ;
– l’ABF peut alors proposer des modifications de ce projet de décision jusqu’à la date à laquelle il est réputé avoir donné son accord, ou émis un avis favorable.

Remarquons que le texte n’octroie à l’ABF que la capacité de « proposer » un projet de décision, ce qui sous-entend, en tout état de cause, que la décision ne revient in fine qu’unilatéralement à l’autorité chargée de la prendre sans aucune possibilité d’arbitrage ou de recours. Il y aura donc également lieu d’être vigilant sur les suites qui seront, le cas échéant, données au cas par cas pour l’application de ces nouvelles dispositions, vigilance avec laquelle SOS Paris a certainement matière à s’impliquer.

Dominique Masson
Inspecteur général du patrimoine honoraire